En France, 65 % des adultes déclarent avoir été influencés par des membres de leur famille autres que leurs parents dans la construction de leurs valeurs. Pourtant, la transmission familiale ne suit pas toujours une logique descendante simple : des grands-parents, des oncles ou des cousins peuvent, dans certains cas, jouer un rôle plus important que les parents eux-mêmes.Certaines traditions traversent les générations sans modification, tandis que d’autres se transforment radicalement d’une branche à l’autre d’une même famille. Les sociologues observent que les familles élargies créent des réseaux de transmission complexes, où chaque individu participe à la circulation et à l’évolution des valeurs.
Plan de l'article
Famille élargie : un socle pour la transmission des valeurs
La famille élargie tisse une toile solide. On l’oublie parfois, tant elle agit dans l’ombre du foyer, mais elle reste déterminante dans la transmission intergénérationnelle. Qu’il s’agisse de familles installées en France, au Maroc ou ailleurs, la diffusion des valeurs déborde largement du cercle restreint des parents et des enfants. Parents, oncles, tantes, mais aussi grands-parents et cousins deviennent les passeurs d’histoires, de rituels, de cette solidarité familiale qui ne cède pas sous les coups du temps ou de l’éloignement.
Cette solidarité s’exprime particulièrement dans l’épreuve. Face à l’exclusion sociale ou à la violence, la famille élargie se révèle capable d’endiguer les chocs, d’amortir les échecs. Bien plus que les biens matériels, ce sont les souvenirs, les récits des migrations, la mémoire des épreuves traversées qui cimentent l’ensemble. Une chaîne dont chaque génération, chaque cousin ou tante, renforce ou réinvente les maillons à sa façon.
Pour mieux comprendre ce réseau familial et son rôle dans la transmission, il faut se pencher sur ses différentes facettes :
- Récits et valeurs cheminent entre générations, souvent malgré la distance géographique ou l’exil.
- Dans chaque famille, se crée une mémoire familiale vivante faite d’adaptation, de résistance et d’espoir maintenu.
- Des dynamiques nouvelles voient le jour dès qu’une famille déploie son réseau au-delà des frontières, réinventant formes d’entraide et de soutien.
Nulle transmission uniforme ici. La chaîne familiale se nourrit de ruptures, d’évolutions, parfois de choix délibérés de garder ou de refuser certains héritages. Prenez le cas d’une famille ancrée à la fois à Casablanca et à Strasbourg : elle jongle sans cesse avec passé commun et contextes nouveaux, tissant ainsi une trame souple et tenace à la fois.
Comment les générations partagent-elles leurs repères et traditions ?
Au sein de la famille élargie, la transmission ne passe ni par des leçons codifiées, ni par une simple reproduction des gestes du passé. Les repères et traditions se forgent au gré des moments partagés, de paroles lancées sans y penser, de silences parfois plus éloquents que mille explications. Entre parents et enfants, ce sont souvent de petits souvenirs confiés à la volée, ou des demi-mots échangés autour d’une table, qui façonnent peu à peu une identité collective.
Les œuvres littéraires regorgent de ces tensions et ruptures de transmission. Dans « Comme nous existons », Kaoutar Harchi met en lumière la manière dont ses parents, Hania et Mohamed, transmettent sans s’en rendre compte les traces des traumatismes migratoires. Il y a ce qu’on raconte, ce qu’on tait, ce qui se répète, et puis ces nouveaux gestes, créés pour colmater les brèches de la mémoire.
Plus au sud, dans les sociétés d’Afrique subsaharienne, les recherches mettent en avant des relations denses et mouvantes entre générations. Chacun cherche à se situer : faut-il suivre les pas des aînés ou se réinventer à la lumière d’un monde qui change ? L’éducation familiale se construit ainsi, non dans une descente hiérarchique, mais dans le dialogue, ou le choc, entre héritage et quête de soi.
Quelques exemples permettent d’illustrer concrètement ce jeu de partage entre les générations :
- Les traditions vivent dans la fête, la transmission d’une recette, la manière de régler un désaccord, davantage que dans des injonctions explicites.
- La mémoire nationale, parfois instrumentalisée par des discours officiels, se superpose à la mémoire plus intime du clan familial, provoquant tantôt malaise, tantôt émancipation.
- Lorsqu’un pan de la transmission s’interrompt, s’ouvre souvent une période de recherche identitaire marquée par les questions, la reconstruction ou parfois l’invention de nouveaux récits.
Les mécanismes invisibles de la transmission intergénérationnelle
Dans la famille élargie, la circulation des savoirs, des valeurs ou des peurs ne se conforme jamais à une logique toute faite. Ici, un geste, là, un silence tenace : l’ensemble dessine une mémoire collective qui se glisse de génération en génération. Chez certains, comme Kaoutar Harchi, les angles morts familiaux pèsent autant que les histoires transmises. Au fil des années, c’est tout un arsenal de stratégies de résistance, face à l’altérité et au racisme dès l’enfance, qui s’élabore dans l’ombre de la table familiale.
Dans d’autres foyers, la transmission bute sur des murs de silence. On ne raconte pas l’exil, ni la guerre, ni la mise à l’écart de toute une génération. On se heurte alors à ce qu’on nomme la post-mémoire : une mémoire par procuration, héritée, ce qui n’a pas été vécu directement mais pèse encore. Parfois, l’individu se sent avalé par une mémoire nationale qui écrase la singularité du vécu personnel.
À mesure que la famille se déploie à travers plusieurs pays ou régions, de nouvelles formes de solidarité s’imposent. Des échanges de conseils, des récits partagés au téléphone, des actes de soutien concrets fabriquent une identité collective qui ne se dissout pas avec la distance.
Ces différentes dynamiques se retrouvent dans plusieurs schémas :
- La transmission intergénérationnelle avance par étapes, avec ses relais, ses oublis, ses conflits et ses adaptations.
- L’absence d’échanges ou la difficulté à mettre des mots sur certains sujets peuvent devenir, paradoxalement, des vecteurs de transmission tout aussi puissants que la parole directe.
Réfléchir à ses propres valeurs familiales : pistes pour une transmission consciente
Prendre la plume, lire, partager ses souvenirs : autant de façons d’interroger la mémoire familiale et de discerner quelles valeurs transmises agissent en nous. Kaoutar Harchi, en s’inspirant d’Abdelmalek Sayad, choisit la réflexivité comme outil critique. Se questionner, c’est aussi bousculer la forme et le fond de ce que l’on transmet, poser un regard neuf sur les anecdotes, les silences, les souvenirs plus ou moins enjolivés par le temps.
L’écriture aide à combler les absences, à relier les fragments de mémoire épars. Lire, c’est parfois reconnaître un miroir, trouver l’écho d’une expérience familiale partagée à travers les frontières ou les générations. S’engager dans une transmission consciente, c’est accepter le caractère composite, parfois contradictoire, de notre héritage : solidarité assumée, blessures refoulées, récits héroïques ou grisâtres se côtoient dans l’album familial. Chaque lacune révèle ce tiraillement permanent entre désir d’appartenance et besoin d’affirmer sa propre route.
Quelques pistes concrètes peuvent nourrir la réflexion sur la transmission familiale :
- Écouter activement les histoires confiées par les membres de la famille, qu’elles soient racontées à voix haute ou murmurées du bout des lèvres.
- Essayer l’écriture, collective ou solitaire, pour démêler l’entrelacs entre mémoire commune et expérience individuelle.
- Composer avec les paradoxes : la transmission intergénérationnelle se forge dans les allers-retours, les oublis, les réinventions continues.
Dans chaque famille élargie, l’histoire circule en réseaux vivants, inattendus, parfois brouillon. Ces transmissions, tantôt limpides, tantôt contradictoires, offrent à chaque membre un terrain à explorer. À chacun de dessiner sa trajectoire, entre ce qui a précédé et ce qui reste à bâtir.
